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(Note détaillée sur son histoire et son architecture)

La problématique des dates

Quel est l’âge du donjon ? 2

Quel est l’âge du logis ? 6

Comparaison d’âge avec d’autres manoirs percherons 13

 

Une histoire vraisemblable du monument

Le logis fortifié d’origine (1310 à 1340 environ) 14

La guerre de Cent Ans et l’ajout du donjon 15

Une époque indécise, celle des Saint-Berthevin (1450 -158 18

La splendeur des Fontenay (1589- 1624) 21

La décadence de la Fresnaye (1624 – 1748) 23

La Fresnaye en danger de mort ( 1749 – 1977) 26

Chronologie proposée 27

 

Le manoir de la Fresnaye, en St Germain-de-la-Coudre, se trouve à la corne sud-est du département de l’Orne. Historiquement, c’est encore le Grand Perche, mais le Haut-Maine (Sarthe actuelle) débute à quelques kilomètres. L’édifice est inscrit à l’Inventaire en totalité, et deux éléments de la seconde Renaissance (galerie et grande cheminée) ont été classés.

Il s’agissait, pensait-on, d’un ouvrage de la guerre de Cent Ans, embelli à la fin du XVIème siècle et au début du XVIIème. Récemment, ce point de vue a été contesté ; la Fresnaye serait dans sa totalité un pastiche médiéval réalisé sous Henri IV.

J’ai donc repris l’affaire à zéro, en m’appuyant sur la dendro-chronologie et sur l’analyse des mortiers. J’ai consulté en outre Philippe Siguret, inspecteur général honoraire des Monuments Historiques, Yves Lescroart, inspecteur général des Monuments Historiques, Daniel Lefèvre, architecte en chef des Monuments Historiques, le sculpteur Guy Pérotte, qui est l’un des meilleurs connaisseurs des constructions anciennes de la région, Gérard Bouvet, technicien du bâtiment, spécialiste des édifices médiévaux de la Sarthe, et Philippe Favre, qui restaure depuis une vingtaine d’années un manoir multiple dans le Saosnois.

 

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Après avoir exposé la problématique des dates, aujourd’hui en grande partie résolue, je retracerai les étapes de la vie du monument – naissance, grandeur, décadence et restauration.

 

La problématique des dates

Aucun document médiéval relatif à la Fresnaye n’a été conservé. La référence la plus ancienne, concernant un partage de 1524, a été trouvée par Eric Yvard, chercheur indépendant, spécialiste de la région. L’acte lui-même fait défaut. Nous savons cependant que la Fresnaye, encore appelée les Bergeries, et jusque-là partie indistincte de la seigneurie de Blandé, a été érigée à cette date en seigneurie distincte, vassale de Blandé. Cela signifie qu’elle portait alors un bâtiment suffisant pour être habité noblement, et donc que la construction du manoir (au moins dans son premier état) est antérieure. Cette conclusion est corroborée par ce que l’on sait de l’enceinte : d’après un inventaire de 1702, elle était déjà ruinée ; or il faut normalement plus d’un siècle pour qu’une muraille neuve devienne une ruine.

Mon devancier Didier Sutter, premier restaurateur de la Fresnaye, a œuvré de ses mains pendant dix-sept ans et, parallèlement, mené des recherches d’archives approfondies. Il a été aidé par Eric Yvard et par l’abbé Louis Géhan, curé de St Germain-de-la-Coudre puis de Notre-Dame des Ermitages, auteur de découvertes archéologiques dans plusieurs églises. Leur conclusion - une forteresse de la guerre de Cent Ans, embellie sous Henri IV - a semblé logique à Philippe Siguret, alors inspecteur général des Monuments Historiques, auteur d’un ouvrage de référence sur les manoirs du Perche, ainsi qu’à Philippe Seydoux, auteur d’un livre sur les châteaux du Perche et du Bocage normand. Elle a été acceptée par l’administration lors de l’inscription puis du classement de l’édifice (1987 et 1988). Elle m’a convaincu moi-même lors de mon acquisition du manoir (1994). Compte tenu des doutes exprimés ultérieurement, il faut répondre à deux questions : quel est l’âge du donjon ? quel est l’âge du logis ? Je conclurai cette partie par une comparaison avec celui d’autres manoirs du Perche.

 

1) Quel est l’âge du donjon ?

Bien que le donjon ne soit pas la partie la plus ancienne, la réflexion doit commencer par lui, car il a été le seul à se prêter à l’analyse dendro-chronologique. Le logis, constitué certes de vieilles pierres, mais ruiné en partie, ne contient plus d’éléments de bois antérieurs au XIXème siècle.

J’ai fait appel au Laboratoire d’Analyses et d’Expertises en archéologie et œuvres d’art (LAE) de Bordeaux, animé par Béatrice Szepertyski, dont les travaux font autorité. Ce laboratoire est, en France, le second par ordre d’ancienneté après celui de Besançon, et le seul à avoir déposé ses courbes dendro-chronologiques à l’Académie des sciences, ce qui lui assure un droit de propriété intellectuelle. Elles ont été constituées à partir de douze mille échantillons qui couvrent un bon tiers de la France (Sud-Ouest, Grand Ouest, fraction du bassin parisien). Les plus proches proviennent d’une grange datée du XIVème siècle à Montreuil-le-Chétif (Sarthe) ; ses successions de cernes sont à peu près identiques à celles de la Fresnaye.

 

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Quant à l’analyse des mortiers, effectuée par le même laboratoire, et portant sur 46 prélèvements, elle ne peut fournir une datation absolue, mais permet de dire si tel élément de l’édifice est contemporain de tel autre. En effet, le sable employé change au cours du temps (des sablières sont ouvertes, d’autres sont fermées), et chaque artisan a sa technique (il emploie plus ou moins d’eau). S’agissant de la Fresnaye, l’étude a mis en évidence une longue succession de travaux, à des époques différentes. Notamment :

+ la chaux utilisée est phosphatée au début, cesse de l’être, le redevient à compter d’Henri IV ;

+ la cuisson de mortiers est faible dans les parties les plus anciennes, et devient ensuite intense, comme le montrent des cristaux de quartz.

 

Les résultats, pour le donjon

Le rapport qui résume les analyses dendrologiques effectuées de 2006 à 2008 évalue, comme il est de règle, l’âge des arbres lors de leur abattage. Les échantillons proviennent tous du donjon de la Fresnaye. Il s’agit de bois de chêne – le plus aisé à étudier, car cette essence produit un nouveau cerne chaque année. Un ordre chronologique a été adopté.

+ Echantillons n° 1 (poutre rez-de-chaussée) et n ° 3 (support de herse) : plage de forte probabilité = 1321-1336.

Ces deux pièces de bois proviennent d’arbres jumeaux, mis en œuvre en même temps. Ce constat atténue, sans l’exclure, le risque qu’il s’agisse de bois de remploi. Le dernier cerne observé est celui de 1301. L’équarrissage élimine habituellement dix années de cœur, et dix à quarante années d’aubier. La date possible la plus précoce est donc 1311, et la plage des possibles s’étire jusqu’en 1351. Mais en l’occurrence, il s’agissait de chênes à croissance assez rapide, dont l’aubier s’est vite transformé en coeur. B. Szepertyski retient donc une zone de forte probabilité de quinze ans seulement, s’étendant de 1321 à 1336. Il convient sans doute d’aller un peu plus loin, car la guerre de Cent Ans a débuté en 1338, et la défaite de Crécy a eu lieu en 1346.

+ Echantillon n° 4 (poutre 1er étage) : plage de forte probabilité = 1460-1485.

Il s’agit vraisemblablement d’une réparation effectuée après la guerre de Cent Ans.

+ Echantillons n° 5 et n° 6 (charpente du toit en pavillon) : 1501.

L’écorce était encore là. La date est donc précise, on n’a pas à effectuer d’estimation. Beaucoup de fortifications ont été, comme le donjon de la Fresnaye, construites au Moyen Age et couvertes ultérieurement.

+ Echantillon n° 2 (poutre rez-de-chaussée) : plage de forte probabilité 1829-1844.

Ce remplacement de poutre fait partie d’un ensemble de travaux de consolidation effectué vers 1840, visant à sauver ce qui pouvait encore l’être.

Il faudrait ajouter les délais écoulés entre l’abattage des arbres et leur mise en œuvre. Mais contrairement à une légende tenace, ils étaient faibles, quelques mois seulement. Seuls les bois d’ébénisterie connaissaient de longues maturations.

Les solives, trop courtes, et sans doute remplacées voici quelque temps, ne pouvaient être sondées de façon utile.

 

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Quant à l’analyse des mortiers du donjon, tous jaunes sauf dans les ajouts de l’époque d’Henri IV, elle fait apparaître deux phases : d’abord des produits imparfaits, insuffisamment cuits ; puis, au voisinage de portes et de fenêtres, des mortiers mieux cuits, ce qui suggère des percements ou des remaniements effectués dans un donjon déjà construit.

 

Discussion des résultats

Pour une interprétation correcte, il convient de partir du rez-de-chaussée du donjon. A ce niveau, l’édifice ne renferme que trois pièces maîtresses de bois (les deux poutres de la salle centrale et le support de la herse). Les solives, comme il a été dit, ne présentent pas d’intérêt, et les chambres qui entourent la salle centrale sont voûtées. Portant sur les trois pièces maîtresses, l’étude est donc exhaustive. Elle conclut à une date de construction proche de 1340. L’âge du reste du donjon s’en déduit :

- les caves sont au moins aussi anciennes que le rez-de-chaussée ;

- les trois étages du donjon ont été construits suivant le même plan que le rez-de-chaussée et que les caves (une salle carrée entourée de demi-lunes voûtées) ; c’est un plan original, propre à la Fresnaye ; de surcroît, les mêmes mortiers jaunes ont été employés de haut en bas ; l’âge des étages est donc près proche de celui du rez-de-chaussée ; cette conclusion n’englobe pas le toit en pavillon, qui date du règne de Louis XII.

Comme tous les résultats de dendro-chronologie, ceux-ci ont suscité l’objection selon laquelle les pièces de bois en cause peuvent avoir été récupérées ailleurs et remployées à la Fresnaye à une époque postérieure. Ce risque ne peut être exclu, mais est-il vraiment élevé ? Fréquente pour les constructions ordinaires et les réparations, la récupération des matériaux l’était moins pour les constructions neuves d’une certaine importance, car les maîtres d’ouvrage tenaient à la qualité. Et si les bois de remploi avaient été systématiquement préférés aux bois neufs, les bûcherons n’auraient pas continué d’abattre tant de beaux chênes.

Ces remarques amènent à poser une question de principe. A quoi bon la dendro-chronologie, si toute personne peut en écarter les conclusions en invoquant un possible remploi ? Les scientifiques considèrent en général que la dendro-chronologie renverse la charge de la preuve : avant de rejeter ses résultats, le contestataire doit montrer qu’ils sont difficilement compatibles avec d’autres données, par exemple celles des mortiers, l’architecture de l’édifice, l’histoire du lieu. Or dans le cas de la Fresnaye, la dendrochronologie s’harmonise parfaitement avec ces trois éléments.

a) La dendrochronologie est en harmonie avec les mortiers, antérieurs au XVIème siècle. En outre, il est aisé sur une période 1340-1624, embrassant deux cent quatre-vingts ans, d’expliquer la succession de trois types de produits bien distincts, des mortiers jaunes imparfaits, des mortiers jaunes mieux cuits et des mortiers blancs.

 

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Si l’on suppose au contraire que le donjon a été construit sous Charles VIII ou Louis XII, au moyen de bois de remploi, la succession des mortiers ne couvre plus que cent quarante ans ; elle reste possible, mais avec une moindre vraisemblance. Et si l’on soutient que la construction avec remploi a eu lieu durant la période 1580-1624, on aboutit à une quasi-impossibilité ; la période est trop brève pour expliquer une succession de techniques allant du primitif à l’élaboré.

b) La dendrochronologie est en harmonie avec l’architecture. Massif et sévère, doté à l’origine d’une couverture en terrasse, le donjon de la Fresnaye est bien dans le style du XIVème siècle. Il y a loin de là au style du XVème siècle, avec ses hourds de pierre et ses grands chapeaux coniques, dont l’archétype est le château de Vitré, et dont un autre exemple est fourni par la porte St Julien de La Ferté-Bernard, située à 14 km seulement de la Fresnaye. Celle-ci a certes un plan original (voir plus loin), sans équivalent au XIVème siècle, mais on ne le retrouve pas davantage aux époques suivantes ; ce plan ne peut donc servir à la datation.

Si la Fresnaye avait vraiment été un pastiche du Moyen Age, réalisé à une époque ultérieure, ses auteurs auraient sans doute préféré le style du XVème siècle, plus spectaculaire, plus répandu et plus efficace contre les intempéries, à celui du XIVème. En outre, toute solution autre que la construction du donjon vers 1340 achoppe sur des difficultés d’architecture :

+ les mortiers suggèrent que les grandes fenêtres du donjon résultent de percements ou de repercements postérieurs à la construction ; l’aspect de celle qui subsiste le confirme : il n’est pas normal que cette fenêtre vienne au ras du plafond ; le maître d’œuvre a voulu introduire le maximum de lumière dans un volume préexistant ; si l’on suppose que le donjon a été bâti sous Charles VIII ou Louis XII, il faut admettre que ses ouvertures étaient étroites, solution peu conforme aux canons de l’époque, et qu’elles ont été élargies peu après ; la difficulté s’aggrave si le donjon est supposé construit, avec ouvertures étroites, à la fin du règne d’Henri III ou sous celui d’Henri IV ;

+ l’escalier du donjon était médiéval ; la volée subsistante, très usée, qui descend aux caves, en atteste ; il s’enroulait autour d’un pilier formant axe ; sous Henri IV, ce pilier a été coupé à hauteur du rez-de-chaussée, et les volées supérieures ont été remplacées par un escalier d’une tout autre facture, suspendu, donc sans axe ; comment concilier cela avec l’hypothèse d’un donjon construit sous le même roi ? il faudrait supposer que les Fontenay ont débuté vers 1590 avec un escalier médiéval tout neuf, puis qu’ils ont eu le temps, de cette date aux environs de 1620, de s’en dégoûter et de le remplacer par un ouvrage radicalement différent ; de toute façon, la forte inégalité d’usure entre ce second escalier et ce qui reste du premier demeurerait inexpliquée ; s’ajoutant aux résultats de la dendrochronologie et de l’analyse des mortiers, ces remarques permettent d’éliminer l’hypothèse Henri IV en ce qui concerne le donjon.

 

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c) Enfin, la dendrochronologie est en harmonie avec l’histoire de la région et du lieu. Les débuts de la guerre de Cent Ans incitent en effet à la construction d’une forteresse. Les hostilités sont ouvertes en 1338. En 1340, la bataille navale de l’Ecluse donne la suprématie navale aux Anglais ; ils pourront débarquer quand ils voudront. A supposer que ces premiers avertissements n’aient pas suffi aux habitants du Perche, la campagne de 1346 leur en donne un autre, plus violent : débarquement d’Edouard III à la pointe du Cotentin, prise de Caen (suivie d’un massacre), incendie de L’Aigle, écrasement de l’armée du roi de France à Crécy.

Le site retenu répond clairement à un impératif militaire : de la Fresnaye, on commande la vallée de la Même ; on peut surveiller les allées et venues, le cas échéant les intercepter. Cette forteresse se distingue ainsi de la plupart des autres manoirs du Perche, même quand ils affectent une allure médiévale. La hauteur de son donjon, soit 16 m (sans le pavillon qui est postérieur), confirme l’intention défensive. A l’époque, la muraille extérieure de 1,25 m d’épaisseur à la base, renforcée d’un mur intérieur de 0,90 m, peut paraître suffisante. Selon la découverte d’un historien récent, l’artillerie a été utilisée dès 1326 au siège de La Réole près de Bordeaux, mais l’événement, peu spectaculaire, passe inaperçu des contemporains. Les trois bombardeaux mis en œuvre par les Anglais à Crécy font surtout peur aux chevaux. Peu d’observateurs imaginent alors l’avenir des canons. Quant aux machines de siège (trébuchets et autres), elles sont encore trop lourdes et trop lentes – un ou deux coups à l’heure. Bien entendu, les maîtres de la Fresnaye n’ont pas la prétention de faire échec au roi d’Angleterre en personne. Ils veulent arrêter les bandes, les armées secondaires.

Cette période favorable à la construction d’un donjon s’achève avec la Peste noire de 1348, qui non seulement décourage les initiatives, mais fait doubler les salaires.


Quel est l’âge du logis ?

Cette question doit être subdivisée.

Quel est l’âge des caves et des principaux murs du logis ?

Le logis est plus ancien que le donjon. Deux détails d’architecture le prouvent.

a) Le mur arrière du logis paraît avoir conservé presque toute sa hauteur. Il est percé d’une petite fenêtre carrée et de deux fenêtres étroites, d’un type courant au XIVème siècle. Ces deux dernières étaient défendues par des grilles faisant saillie, comme le montrent les trous laissés par leurs supports. Mais quand on observe ces fenêtres de l’extérieur, on remarque que leurs bordures de gauche, et les emplacements de supports de grille qui s’y trouvaient, ont disparu. Ces bordures ont été absorbées par la construction du donjon. Si au contraire le logis avait été construit après le donjon, ou en même temps que lui, les bâtisseurs se seraient gardés de prévoir des fenêtres en cet endroit, où le donjon, nécessairement, les occulte en partie.

 

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b) Lui aussi, l’angle nord du logis a été englobé dans le donjon. Mon prédécesseur Didier Sutter a découvert, en fouillant la paroi de la cage d’escalier de ce dernier, trois corbeaux orientés vers l’escalier. Il en a laissé un dans la maçonnerie et a dégagé les deux autres. Leur style ne donne aucune indication d’âge, car en ce domaine la diversité a été grande. Ce ne sauraient être d’anciennes défenses du donjon, car bretèches et mâchicoulis sont toujours tournés vers l’extérieur. Situées dans l’alignement du mur ouest du logis, ces consoles lui appartenaient nécessairement. Ainsi, dès l’origine, le logis était pourvu de défenses. La fraîcheur des consoles, leur bel enduit jaune montrent en outre qu’elles ne sont pas restées très longtemps exposées aux intempéries. La construction du donjon a suivi celle du logis de quelques dizaines d’années, tout au plus.

Ces deux preuves de l’antériorité du logis peuvent être complétées par quelques indices :

¤ le logis se trouve un peu plus haut que le donjon sur la pente ; si le donjon avait été construit le premier, c’est logiquement lui qui aurait été placé au plus haut ;

¤ le pied d’échauguette accoté à l’angle ouest du logis ressemble comme un frère au pilier du vieil escalier des caves du donjon ; il remonte donc lui aussi, vraisemblablement, aux environs de 1340, ce qui implique l’existence antérieure d’un logis, sinon le pied de l’échauguette n’aurait pas eu d’appui ;

¤ en raison de son plan original, le donjon ne contient pas de véritable salle de réception ; si les seigneurs de la Fresnaye s’en sont passés, c’est sans doute parce qu’ils disposaient déjà d’une telle salle au logis (actuel jardin intérieur) ;

¤ de toute façon, le logis et le donjon peuvent difficilement être contemporains, car ils sont trop mal reliés, avec chacun son entrée, chacun ses caves et, à chaque niveau, un seul passage de l’un vers l’autre.

Les caves du logis ont été en partie comblées au XIXème siècle, en dessous de l’actuel jardin intérieur. Mon devancier Didier Sutter a constaté, par sondages, que leur emprise coïncidait avec celle du logis. Ces caves sont distinctes de celles du donjon, et plus resserrées. Béatrice Szepertyski y a noté la présence d’un mortier phosphaté à prise lente. On le retrouve en haut du mur arrière du logis, mais non dans le donjon, ni à plus forte raison dans les ajouts Henri IV. Il est donc caractéristique du logis, en son état primitif.

L’épaisseur de la muraille extérieure du logis (environ 90 cm au rez-de-chaussée) est comparable à celle des logis-tours bâtis au XIVème siècle dans le Haut-Maine. Cela suffisait pour résister à d’éventuelles bandes de pillards, et la guerre de Cent Ans n’était pas encore dans l’air. Sur trois côtés, la muraille a perdu une bonne partie de sa hauteur d’origine. L’un de ces côtés porte les restes d’une cheminée, au-dessus de l’actuelle passerelle. Elle est de pierre sombre, alors que les cheminées Henri IV de la Fresnaye sont faites d’une pierre blanche tirant parfois sur le jaune. Dépourvue d’ornements, elle a une largeur inférieure de 17 cm à celle de la cheminée Henri IV dont les vestiges lui font face aujourd’hui. Ce pourrait donc être une cheminée médiévale, datant des débuts du logis.

 

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La différence de conception et de style entre le logis et le donjon implique un écart d’une génération, pour le moins. La remarque émise plus haut au sujet de la fraîcheur des consoles conduit à penser que ce minimum est aussi un maximum. Le donjon étant daté d’environ 1340, il semble que le logis ait été bâti vers 1310 (fin de Philippe le Bel).

L’hypothèse Henri IV, déjà écartée plus haut en ce qui concerne le donjon, serait encore moins crédible si on voulait l’appliquer à un ensemble logis-donjon. En effet, la galerie dont je traiterai plus loin est datée, par une inscription, de 1594. Appuyée au donjon, elle lui est postérieure. Or les Fontenay n’ont eu assez de ressources pour entreprendre de grands travaux qu’à compter de 1590 environ (voir ci-dessous). En quelques années, ils auraient donc dû édifier successivement trois ouvrages de factures différentes et, au surplus, mal reliés entre eux :

+ le logis, dans un style médiéval assez rudimentaire ;

+ le donjon, médiéval aussi, mais beaucoup plus élaboré ;

+ la galerie, de style Henri IV, et plaquée contre le donjon, ce qui prouve que les constructeurs de ce dernier ne l’avaient pas prévue ; avant les travaux conduits à ma demande en 1999-2000 par Mme Schmückle-Mollard, architecte en chef, on pouvait passer une main, à l’étage, entre les deux ouvrages ; si les auteurs du donjon avaient su qu’une galerie allait être ajoutée, ils n’auraient pas manqué de laisser des pierres en saillie afin de l’arrimer ; de surcroît, on constate à l’étage que l’enduit du donjon a eu le temps de passer du jaune au gris avant d’être protégé par la galerie, ce qui implique un écart chronologique assez important entre les deux maçonneries.

J’ajoute que pour réaliser ces prouesses, les Fontenay auraient dû se repentir plusieurs fois, et détruire ou occulter des éléments qu’ils venaient de construire : suppression du premier escalier du donjon, tout neuf par hypothèse ; occultation partielle, par la mise en place du donjon, de deux fenêtres du mur arrière du logis, qui par hypothèse venaient d’être ouvertes ; occultation quasi-totale, par la mise en place de la galerie, de deux fenêtres du donjon, non moins récentes.

Laissons donc cette hypothèse. Comment ce logis carré était-il couvert ? Il avait un mâchicoulis, et donc un chemin de ronde, mais sans débordement vers l’extérieur (hourd). Il n’était donc pas possible de couvrir l’ensemble d’un grand toit, à la mode du quinzième siècle, sans rendre le chemin de ronde impraticable. Peut-on imaginer alors que le logis portait un toit à quatre pans, en retrait de façon à laisser le chemin de ronde libre ? C’est la solution adoptée pour le donjon, mais seulement en 1501. Je pense donc qu’à l’origine, le logis avait comme le donjon une couverture en terrasse. Il a subi des infiltrations de pluie et de neige, d’autant plus fâcheuses qu’en dessous se trouvaient des poutres et non une voûte (comme dans le cas du donjon, sauf que pour lui cette situation a duré moins longtemps). Les deux ouvrages ont enfin été couverts, sans doute à la même époque (Louis XII) et par des pavillons semblables. Mais le problème des intempéries n’était résolu qu’en partie, l’eau continuant de s’infiltrer par les chemins de ronde. On peut supposer que les cadets Saint-Berthevin, désargentés, n’ont guère pas entretenu ces toitures. Leurs successeurs Fontenay non plus, car ils étaient trop absorbés par leurs grands travaux. Ce qui explique à mon sens l’écroulement, vers 1700, de la toiture du logis et des planchers qu’elle était censée protéger.

 

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Quel est l’âge des embellissements du logis ?

Les ouvertures extérieures et intérieures du logis ont été largement agrandies et remaniées par les Fontenay, au cours des « trente glorieuses » du manoir (1590-1624). Ces travaux étaient liés à la mise en place d’un escalier à la française, desservant tant les caves que les étages, en remplacement d’un escalier primitif dont nous ne savons rien. Le caractère intrusif de l’escalier à la française, dans un ensemble plus ancien, est prouvé par la voûte de la cave du logis, brisée en un point pour faire passer une marche.

Force est de reconnaître que les maîtres de l’ouvrage ont été gênés dans ces tâches par l’étroitesse du logis, qu’ils s’étaient résignés à conserver au lieu de le rebâtir en totalité. Leur goût de la symétrie et du faste les a conduits à percer au milieu de la façade sud-est une porte principale surmontée d’un œil-de-bœuf et de motifs sculptés. Or une autre porte se trouve sur la même façade, à 1,20 m seulement de distance. Il s’agit sans doute d’une ancienne entrée du logis primitif. Les Fontenay l’ont agrandie et surmontée d’une ouverture carrée ; ils semblent l’avoir convertie en entrée de service, en la reliant à la cuisine par un couloir. Mais il est anormal qu’une porte de prestige et une entrée de fournisseurs soient aussi proches. Si le logis avait été construit ex nihilo sous Henri IV, des proportions plus amples lui auraient été données, et la porte de service aurait été ouverte plus loin.

De même, les Fontenay ont tenu à placer face à leur entrée de prestige l’ouverture intérieure qui commande les étages. Mais au lieu de donner droit sur l’escalier à la française, comme il aurait été logique, cette ouverture est en Y : d’un côté l’escalier, qu’on ne voit qu’au dernier moment, de l’autre…la cuisine. Ce plan frustrant a été imposé par un souci de ne pas sacrifier cette dernière, de dimensions déjà modestes pour un manoir. En conséquence, l’hôte qui s’apprête à gravir l’escalier à la française a un aperçu des mouvements des marmitons. Situation anormale, là encore, qui résulte de l’exiguïté du volume antérieur, médiéval, non remis en cause par les Fontenay.

Les cheminées du logis sont d’anciennetés diverses. J’ai déjà mentionné celle dont les vestiges surmontent l’actuelle passerelle, et qui pourrait dater des débuts de l’édifice. En revanche, les trois cheminées de pierre blanche dont on voit les restes sont manifestement dues aux Fontenay. Entre ces extrêmes se situe la cheminée de la cuisine, en pierre beige. Ses chapiteaux s’évasent vers le haut, d’où une disproportion avec des supports assez grêles. Cette structure évoque celle du manoir des Rosiers, en Réveillon (Orne), qui a été datée de la première moitié du XVIème siècle (Ph. Siguret). Elle serait donc due aux Saint-Berthevin.

 

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Quel est l’âge de l’échauguette ouest ?

L’angle ouest du logis est pourvu d’une colonne de pierre qui supportait à l’évidence une échauguette. La forme de ce support, et notamment de sa base, est identique à celle du pilier de l’ancien escalier du donjon. Il convient donc de dater ce pied d’échauguette de la même période : les débuts de la guerre de Cent Ans.

A l’origine, l’échauguette elle-même était sans doute contemporaine de son pied. Mais après sa disparition, au cours des travaux effectués sous Louis-Philippe ou Napoléon III, des briques de format ancien sont restées accrochées au mur extérieur du logis, en hauteur. On est donc conduit aux hypothèses suivantes : construite en pierre, et donc trop lourde, sur un socle trop étroit, une première échauguette s’est écroulée (à moins que les combats de la guerre de Cent Ans n’aient eu raison d’elle) ; elle a été remplacée, sous les Saint-Berthevin ou sous les Fontenay, par une échauguette en briques enduites, plus légère et donc viable, mais incompatible avec les aménagements du XIXème siècle.

Quel est l’âge des tours d’angle ?

La tour orientale a un rez-de-chaussée voûté. La clef de voûte porte un motif sculpté, caractéristique de la seconde Renaissance, et inconnu avant 1540 : un parchemin aux quatre bords roulés. La voûte aurait-elle été construite après la tour ? Ce serait acrobatique. Peut-on alors supposer une clef de voûte sculptée après coup ? Exclu, car il aurait fallu de la pierre en réserve. Ces remarques sont transposables à la tour jumelle.

Au milieu du XVIème siècle, la Fresnaye appartenait à des cadets Saint-Berthevin, peu argentés (voir seconde partie). Il convient donc d’attribuer la construction des tours d’angle aux Fontenay plus riches de la fin du même siècle. La Fresnaye rejoint ainsi, pour ses tours d’angle et seulement pour elles, l’école archaïsante dont l’existence a été révélée par les travaux de Nicolas Gautier. J’y reviendrai.

De telles tours ne pouvaient jouer le rôle défensif de celles du Moyen Age, mais elles restaient efficaces contre de petites bandes. Le règne de Louis XIII, le début de celui de Louis XIV ont été marqués par le brigandage. François II de Fontenay, seigneur de la Fresnaye, a perdu la vie en 1642 dans une escarmouche en rase campagne entre catholiques et protestants. On notera que les meurtrières de la tour orientale ont été conçues directement pour le tir à l’arquebuse, sans trace d’archères antérieures. Si elle avait été bâtie à la même époque que le donjon, elle porterait sans doute, comme lui, des archères repercées pour l’usage d’armes à feu.

Les tours d’angle présentent d’ailleurs, sur toute leur hauteur, une importante concavité, inhabituelle, qui correspond à un angle saillant du quadrilatère du logis. Elles confirment que le maître d’œuvre a ajouté les tours à un quadrilatère existant. Cela n’interdit pas de penser qu’elles ont remplacé des échauguettes.

 

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C) Comparaison d’âges avec d’autres manoirs percherons

Par suite des destructions effectuées par les Anglais à la fin de la guerre de Cent Ans, la Fresnaye est à ma connaissance le seul manoir médiéval subsistant dans le Grand Perche. Subsistent des tours isolées, qui pourraient être, plus ou moins, les contemporaines de son donjon : celles de Beaulieu en Nocé, de Beauregard en Dorceau, du Royau en Préaux , ainsi qu’une tour de la Vove, rhabillée et intégrée à un manoir Renaissance. Aucune des quatre ne se trouve dans un site défensif, aucune n’a une organisation intérieure comparable à celle de la Fresnaye.

Nicolas Gautier, alors architecte des Bâtiments de France, a identifié une école archaïsante, productrice, sous Henri IV, de pastiches médiévaux, dont les principaux sont les manoirs de l’Angenardière et de la Tarainière. La Fresnaye s’y rattache pour ses deux tours d’angle, mais non - je viens de le démontrer avec le concours de B. Szepertyski – pour son donjon et son logis. Elle diffère d’ailleurs de ces deux manoirs par sa fonction militaire : la Tarainière est bâtie dans un creux ; l’Angenardière se trouve à mi-pente.

La Fresnaye se distingue également de ces deux manoirs par ses structures et son style - la présence de détails communs comme des archères repercées et un escalier ne devant pas masquer l’essentiel. Dans le cas de la Tarainière, la différence saute aux yeux ; ce manoir est, comme la Fresnaye, original, mais d’une autre manière. Je m’attarderai davantage sur le cas de l’Angenardière, bâtie (bien que la présence d’une construction originelle ne soit pas exclue) par Pierre de Fontenay, frère plus âgé et plus connu de Mathurin de la Fresnaye :

+ l’Angenardière présente des proportions harmonieuses : deux grosses tours s’équilibrent, de part et d’autre du logis ; on voit qu’un plan d’ensemble avait été établi au départ ; à la Fresnaye au contraire, un donjon trop important est venu s’ajouter au logis ; c’est beaucoup plus tard que des événements imprévus, la décapitation de ce donjon et la construction de dépendances, ont amélioré les proportions ;

+ le logis de l’Angenardière avoue par son style qu’il est d’époque Henri IV, alors que celui de la Fresnaye, abstraction faite des ajouts et remaniements des années 1590-1620, est médiéval ;

+ on ne retrouve pas à l’Angenardière le plan révolutionnaire du donjon de la Fresnaye ;

+ la galerie de l’Angenardière, assez longue, n’a qu’un niveau ajouré, dépourvu de sculptures, tandis qu’à la Fresnaye on en comptait deux, richement sculptés.

 

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Une histoire vraisemblable du monument

L’histoire de la Fresnaye peut donc être récrite selon la séquence suivante :

+ la construction d’un logis vers 1310 ;

+ celle d’un donjon vers 1340

+ l’adjonction de deux tours et d’ornements sous Henri IV ;

+ la décadence et le sauvetage.

 

Le logis fortifié d’origine (1310 à 1340 environ)

Au début du XIVème siècle, la Fresnaye, encore appelée les Bergeries, est une terre de la seigneurie de Blandé, à St Germain-de-la-Coudre. Les seigneurs du même nom sont vassaux pour partie du comte du Perche (alias le comte d’Alençon, cousin du roi) et pour le reste du baron de Villeray. Ils résident au lieudit Blandé, aujourd’hui sur la route de St Germain à Igé, là où prend le chemin qui conduit (900 m) à la Fresnaye.

On voit aujourd’hui à Blandé une habitation de fermiers, édifiée à la fin du XVIème siècle par la famille Fumée. Elle remplaçait un logis seigneurial qui ne devait guère être beaucoup plus grand, vu la place occupée par une belle grange dîmière et un haut colombier. L’une des pièces de la demeure a conservé le nom de salle des audiences. Mais nulle trace de fortifications. La situation, à mi-pente, ne se prêtait pas à la défense.

Pourquoi les Blandé veulent-ils se fortifier, à la fin du règne de Philippe le Bel ? La France n’est pas menacée, ses habitants croient encore avoir de beaux jours devant eux. Mais les maîtres du lieu entendent affirmer leur dignité. Et l’investissement pourra servir un jour, car des Bergeries, la vue en demi-cercle commande la vallée de la Même ; en cas de troubles, les allées et venues pourront être interceptées.

A l’époque, les maisons-fortes abondent. Pour la plupart, celles du Perche ont disparu au fil des guerres, ou sont devenues méconnaissables. Mais 85 sites médiévaux habités noblement (châteaux exclus) ont été recensés près de Flers et de Domfront. Il s’agit, pour la plupart, de grosses demeures rectangulaires pourvues de fossés, dont 11 ont été qualifiées de fortins ou de petites forteresses, avec parfois des créneaux et des tours d’angle.

Celle de la Fresnaye, qui comprend deux niveaux plus des caves et peut-être des combles, pourrait être considérée comme une tour-logis. Son rez-de-chaussée est surélevé de 50 cm seulement par rapport à la prairie sud, de 1,50 m par rapport à la prairie ouest. Pour bien la distinguer du donjon à venir, j’ai préféré l’appeler logis tout court. L’édifice est presque carré : 13,5 x 12 m, soit 162 m2 par niveau. Ce sont alors des dimensions assez importantes. La muraille s’amincit à mesure qu’on s’élève : environ 97 cm à la base, ensuite 90 cm. Le rez-de-chaussée contient une pièce rectangulaire de 85 m2 ; c’est la salle seigneuriale traditionnelle. Elle restera, malgré la construction du donjon, et tant qu’elle aura un plafond, la pièce principale. Je l’ai appelée salle d’honneur. L’étage est divisé en chambres et couvert d’un toit en terrasse.

 

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Fréquemment, les édifices de ce type étaient pourvus de défenses aux angles. Les bâtisseurs du logis de la Fresnaye ont renvoyé tout ou partie de cette tâche à plus tard :

+ aucune tour à l’angle nord ; les corbeaux subsistant sur la muraille ne laissent pas assez de place ; pour « accrocher » plus tard le donjon à cet angle, il faudra enfouir ces corbeaux dans la maçonnerie ;

+ pas encore d’échauguette à l’angle ouest ; le pied d’échauguette qui s’y trouve actuellement semble, par son style, contemporain du donjon ;

+ peut-être une échauguette à l’angle sud, et surtout à l’angle est, d’où l’on pouvait contrôler l’entrée ou les entrées du logis ; j’ai retenu cette hypothèse pour les schémas présentés plus haut ; ces défenses seront remplacées ultérieurement par les tours Henri IV.


La guerre de Cent Ans et l’ajout du donjon

Ce logis fortifié, les débuts catastrophiques de la guerre de Cent Ans le font paraître insuffisant. Les seigneurs de Blandé sont d’ailleurs montés en puissance : ils viennent d’ajouter à leur fief primitif celui de St Germain-de-la-Coudre, et on peut considérer qu’ils appartiennent désormais à la moyenne noblesse. D’ailleurs, Gilles de Blandé et deux de ses fils sont qualifiés de chevaliers, ce qui procède d’une sélection : 15 % seulement des gentilshommes de l’époque ont droit à cette appellation, les autres ne sont qu’écuyers. Ainsi promue, cette famille ne saurait se satisfaire du logis de la Fresnaye, quadrilatère assez bas et dépourvu de tours.

Un choix concevable aurait consisté à renforcer la maison seigneuriale de St Germain. Mais cet édifice se trouve à l’étroit parmi les maisons du bourg, lui-même sis dans un val peu propice à la défense. La Fresnaye est mieux située. Aussi ses maîtres vont-ils négliger St Germain, et ce dédain s’accentuera sous leurs successeurs.

 

La physionomie du donjon

Le donjon est une excroissance monstrueuse du logis, dont le volume se trouve ainsi presque triplé. En effet, la superficie de cette tour maîtresse atteint à chaque niveau 154 m2 murs compris, soit presque autant que celle du logis, mais il y a quatre niveaux en sus des caves, contre deux seulement pour le logis.

La forme ronde du donjon s’inscrit dans la tendance. Aux époques antérieures, le carré dominait, l’exemple le plus spectaculaire, dans la région, étant celui du donjon de Nogent-le-Rotrou. Dès le XIIème siècle, on relève aussi des cas marquants de tours rondes, et cette forme s’impose progressivement pour tous les ouvrages de quelque importance, car les angles se sont révélés vulnérables aux coups des machines de siège. En revanche la forme carrée, plus aisée à réaliser, plus commode pour l’habitation, est conservée pour les petits et moyens donjons-logis, ou pour les tours-logis comme le quadrilatère de la Fresnaye – tous faits pour résister non à des sièges mais à des bandes armées. Les clochers, normalement sans fonction défensive, sont eux aussi restés carrés.

 

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L’originalité du donjon de la Fresnaye tient surtout à sa structure - un cylindre renfermant un robuste caisson parallélépipédique. Suivant l’usage, ses murailles maigrissent en montant : l’extérieure passe de 125 cm (base) à 103 cm (premier étage) ; l’intérieure passe de 95 cm environ (base) à 70 ou 74cm (deuxième étage). Je rappelle que les bâtisseurs ignoraient encore le danger de l’artillerie. En raison de cette structure, chaque niveau, des caves au grenier, est un carré inscrit dans un cercle. Il en existe d’autres exemples en France, remontant à diverses époques ; mais les quatre demi-lunes qui entourent la pièce carrée sont de maçonnerie pleine, sous réserve des embrasures de tir. A la Fresnaye au contraire, les demi-lunes sont creuses, disponibles pour l’habitation comme pour la défense. Les spécialistes m’ont dit n’avoir rien vu de semblable.

Sans doute l’architecte de la Fresnaye a-t-il pensé qu’en remplaçant la maçonnerie pleine habituelle par des demi-lunes voûtées, il récupérait de l’espace pour les habitants et facilitait la tâche des défenseurs, sans réduire la résistance aux chocs extérieurs, car des voûtes peuvent résister aussi bien que des masses de pierre non structurées. Les quatre demi-lunes de chaque niveau formaient ainsi un chaînage soutenant la muraille. C’étaient des arcs-boutants intérieurs, en quelque sorte. S’il ouvrait une brèche, l’adversaire ne pouvait incendier ces voûtes, alors qu’il lui aurait été aisé de mettre le feu à une charpente. Alors pourquoi cet architecte pionnier n’a-t-il pas fait école, hormis le cas tardif et divergent de la Tarainière ?

+ Son plan créait des zones de faiblesse, là où les angles des carrés intérieurs s’approchaient de la périphérie du donjon ; mais l’objection valait aussi à l’encontre des ouvrages à demi-lunes pleines ; et elle n’était pas décisive, l’ennemi ne pouvant connaître, sauf trahison, l’emplacement de ces zones.

+ Pour une même épaisseur totale (220 cm en l’occurrence), il était plus facile et peut-être plus sûr de construire une seule muraille plutôt que deux murailles emboîtées.

+ Les pièces rondes des tours rondes étaient éclairées, assez mal il est vrai, par des meurtrières ou de petites fenêtres grillagées ; à la Fresnaye, on n’avait pas cette ressource, car les pièces carrées se trouvaient totalement isolées de la périphérie du donjon ; elles ne pouvaient bénéficier que d’un éclairage indirect, par les portes ; cet inconvénient a été réduit mais non éliminé, sans doute après la guerre de Cent Ans, en ouvrant à travers des demi-lunes de larges couloirs menant à de grandes fenêtres.

Au fond, la Fresnaye se trouvait dans une situation intermédiaire fâcheuse : trop faible si l’objectif était de résister à un siège en règle, trop forte et donc trop chère à construire s’il s’agissait simplement de faire échec à des bandes de pillards. C’est sans doute la principale des raisons pour lesquelles l’architecte pionnier n’a pas été imité.

Autre trait original dû à ce maître d’œuvre incompris : l’ouverture en biais de la porte principale du donjon, ainsi que des trois petites fenêtres qui la surmontaient. Sans doute voulait-il faire paraître les murs plus épais qu’ils ne sont.

 

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Aux yeux des visiteurs, le plus surprenant, c’est la herse de bois qui barre l’entrée du donjon. Non seulement elle coulisse comme au Moyen-Age (j’ai fait refaire la partie mobile), mais elle est horizontale, alors que partout ailleurs, les herses disparues, repérables à leurs traces, étaient verticales. Je pense que le choix singulier fait à la Fresnaye découlait de l’option en faveur de demi-lunes voûtées. Pour installer une herse verticale, il aurait fallu fendre l’une de ces voûtes et la fragiliser. Le coulissage horizontal ne comportait pas cet inconvénient.

 

Les modifications apportées au logis et ailleurs

C’est aussi au début de la guerre de Cent ans que l’angle ouest du logis est garni d’une échauguette. Elle n’est pas supportée par un encorbellement, mais par un pied ou colonne engagée. Ce cas n’est pas isolé. On en voit d’autres plus tard : manoir de la Mare à Mauves-sur-Huisne (Orne), manoir de Hauteclair à Nogent-le-Bernard (Sarthe).

Le système défensif de la Fresnaye est complété, à l’époque du donjon ou peut-être avant, par une enceinte capable d’abriter les villageois, les bêtes et les vivres. Elle n’englobe pas le manoir, devenu un petit château-fort, mais s’appuie à lui, délimitant vers le nord et l’est une aire protégée. L’inventaire de 1702 signalera qu’il en subsiste trente toises (soixante mètres), et le dessin de 1820 en montrera les vestiges.

 

Les péripéties guerrières

Les Anglais profitent de leur victoire de Poitiers pour prendre pied dans la région. Ils s’emparent de Bellême, de Nogent-le-Rotrou. D’où des difficultés, on l’imagine, pour les maîtres de la Fresnaye, proche de ces deux places. Mais le traité de Brétigny, en 1360, les rend au roi de France. Une embellie s’ensuit. La jeune veuve de Gilles de Blandé, Jeanne de Montgateau, devient la maîtresse du comte Pierre II d’Alençon, cousin du roi. Leur fils est le bâtard d’Alençon, vaillant guerrier.

A la suite d’Azincourt, les Anglais reviennent en force. En 1417, ils s’établissent à Bellême, pour trente-deux ans. Et leur chef n’est pas n’importe qui : le redoutable Thomas Montagu, comte de Salisbury, qu’un auteur britannique tient pour le plus brillant des capitaines de son camp. Or la Fresnaye ne se trouve qu’à treize kilomètres. Que va faire Guillaume de Blandé, dont la situation devient fort inconfortable ? Collaborer ? Ses liens avec la maison d’Alençon, ennemie jurée des Anglais, le lui interdisent. Il est d’ailleurs, semble-t-il, le demi-frère du bâtard, qui s’illustre contre eux, en 1418 sur terre (dans le Maine), en 1419 sur mer (au large de la Rochelle). On peut supposer que dès ces années, le maître de la Fresnaye s’est retiré en une région plus clémente. Mais des forteresses proches, comme la Tour du Sablon en Gémages et le Theil, sont restées françaises encore quelque temps.

 

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Dans l’immédiat, les combats se déplacent vers le Maine et l’Anjou. En 1424, une contre-offensive française est brisée à la bataille de Verneuil-sur-Avre, qu’on a pu qualifier de second Azincourt. Le duc Jean II d’Alençon, âgé de quinze ans, et son oncle le bâtard sont faits prisonniers. Ce dernier a été blessé, on n’entendra plus parler de lui. Salisbury s’emploie alors à liquider les poches de résistance percheronnes. En octobre 1425, il met le siège devant la Ferté-Bernard. A supposer que les Blandé ou d’autres Français se soient maintenus à la Fresnaye après 1417, cette fois leur position est intenable, à mi-chemin entre Bellême, où Salisbury a toujours sa base principale, et la Ferté investie par ses troupes. Cette dernière capitule en février 1426. Entre temps, Salisbury a été nommé commandant de l’ensemble des forces anglaises opérant en France.

Un an plus tard, les Français reprennent la Ferté par surprise. Le capitaine anglais est sanctionné, mais Salisbury dédaigne de reconquérir la place. Jusqu’en 1449, et donc pendant vingt-deux ans, la Fresnaye constituera donc vraisemblablement un échelon avancé anglais face aux fidèles de Charles VII. Cela ne signifie pas qu’elle abritait une nombreuse garnison. Selon les critères du temps, une douzaine d’hommes d’armes suffisaient pour tenir une petite forteresse.

Salisbury a tourné son regard vers l’est : Orléans et, en attendant, Nogent-le-Rotrou. Les Anglais ont pris cette place, l’ont reperdue à la suite d’un coup de main. Il faut en finir. Après un siège en règle, mené avec de gros moyens durant les premiers mois de 1428, le donjon est incendié. La ville est laissée sans garnison.

Au cours de ces années, les Anglais ont brûlé la plupart des forteresses conquises. Ils n’avaient pas les moyens de multiplier les garnisons, et ne souhaitaient pas laisser à leurs adversaires la possibilité de se réimplanter. C’est ainsi que Salisbury, d’origine normande et devenu comte du Perche par la grâce du roi de France et d’Angleterre, a ravagé son propre pays. Pourquoi a-t-il épargné la Fresnaye ? Ou bien ses soldats l’occupaient, ou bien ils y avaient installé des Percherons amis.
Une époque indécise, celle des Saint-Berthevin (1450-1580)

Les maîtres légitimes reviennent à la fin de la guerre : non plus les Moulhart, qui n’auront été qu’un brève parenthèse dans l’histoire de la demeure, mais leur fille et héritière Marguerite, qui a épousé un Saint-Berthevin, d’une famille du Bas-Maine (Mayenne) aux nombreuses branches. Ces époux se trouvent à la tête d’importants domaines. Mais il leur faudra attendre, pour percevoir des recettes féodales substantielles, que les paysans soient revenus sur les terres abandonnées, et que les naissances aient comblé les vides.

 

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Les aménagements d’après-guerre

Divers aménagements semblent avoir été effectués durant la seconde moitié du XVème siècle, ou un peu plus tard. Tout d’abord, la Fresnaye a souffert de la soldatesque anglaise ; peut-être même s’y est-on battu. Elle est réparée tant bien que mal (remplacement, pour le moins, d’une poutre au premier étage du donjon).

Dans le même temps, des infiltrations de pluie et de neige n’ont pas manqué de se produire. D’où la mise en place du pavillon du donjon, et sans doute d’un pavillon analogue pour le logis. Mais ces toitures ne protègent pas les chemins de ronde, par lesquels les infiltrations vont se poursuivre. Le pavillon du donjon, c’est une charpente de 5 m de haut sur un support de maçonnerie de l’ordre de 2 m. Ajouté aux quelque 14 m du rez-de-chaussée et des étages, il porte la hauteur totale du donjon (vu de l’ouest, et sans l’épi de faîte) à 21 m ; ce qui le situe dans le peloton de tête des donjons-logis du Haut-Maine et du Perche. A côté du pavillon, on édifie une guette, tourelle à chapeau pointu qui protège le débouché de l’escalier sur la terrasse du donjon. Ces toits sont sans doute de bardeaux – le mode de couverture le plus courant à l’époque, dans la région.

Peut-on esquisser la silhouette du pavillon du logis ? Si on assigne au chemin de ronde une largeur de 1 m, il reste pour le pavillon, sur la terrasse, une longueur de 11,50 m et une largeur de 10 m : dimensions supérieures d’environ 30 % à celles de l’emprise du pavillon du donjon, qui est un carré de 8 m de côté. Or la hauteur de ce dernier pavillon atteint 5 m. Logiquement, le pavillon du logis s’élève donc à 5 m majorés de 30 %, soit environ 6,50 m. S’ajoutant aux 7,50 m du rez-de-chaussée et de l’étage, il porte la hauteur du logis à 14 m – et même 15 m si on le regarde de l’ouest.

Les Saint-Berthevin ont aussi le mérite du percement des grandes fenêtres sur le côté est du donjon (celle qui subsiste et les deux autres qui, d’après le dessin de 1820, la surmontaient).

 

Le temps des cadets

En 1500, Jean III de Saint-Berthevin, âgé d’une vingtaine d’années, devient chef de famille et doit gérer l’héritage tant pour son propre compte que pour celui de ses trois frères encore mineurs. Situation peu propice à des projets immobiliers ! Le partage est inévitable. Il aura lieu en 1524. Pourquoi la Fresnaye tombe-t-elle entre les mains d’un cadet ? Sans doute les travaux que je viens de décrire ne sont-ils pas achevés, d’où le choix de l’aîné – qui préfère prendre Blandé, maison non fortifiée, mais entourée de bonnes terres, et pourvue d’un moulin ainsi que d’un colombier. En sus de ce domaine situé dans le Grand Perche, ce seigneur a d’ailleurs obtenu une autre résidence, celle de Moulhart (Eure-et-Loir), par l’effet de la coutume du Perche-Gouët.

Ensemble, les trois cadets de Jean n’ont droit qu’à la moitié de la succession, et encore, après prélèvement par l’aîné des maisons de Blandé et de Moulhart, ainsi que de leurs dépendances immédiates. Pierre de Saint-Berthevin n’est qu’un de ces trois. Outre la Fresnaye, pour laquelle il est vassal de Blandé, il a reçu la seigneurie de Saint-Germain-de-la-Coudre, dont il découvrira vite qu’elle est plus brillante que solide. En effet, le seigneur n’a quasiment plus de domaine propre, presque toutes les terres ont été concédées, et la grande inflation venue d’Amérique ronge les droits féodaux exprimés en argent.

 

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La seigneurie de St Germain, c’est surtout une résidence vieillissante, dans le bourg, qui s’écroulera au XVIIème siècle, et dont ne subsiste aujourd’hui qu’un porche crénelé accolé à l’église paroissiale ; c’est aussi un moulin, un douzième des dîmes de la paroisse et le droit, purement honorifique, de nommer l’un des deux curés.

Ayant achevé les travaux entrepris, Pierre de Saint-Berthevin s’en tient là. Tout au plus remplace-t-il la cheminée de la cuisine. A la génération suivante, les affaires des cadets ne s’arrangent pas. Pierre n’a pas eu d’enfants, son frère curé non plus, mais le benjamin Louis a engendré quatre fils (voir généalogie ci-dessous). L’aîné de ceux-ci, Fiacre, prend la Fresnaye et St Germain. Dépourvu lui aussi de descendance, animé néanmoins de l’esprit dynastique, il voudrait transmettre l’essentiel de son bien au plus âgé de ses puînés, encore un Jean, sans que l’intéressé doive verser d’importantes compensations aux autres. Lors d’une session des Etats du Perche (1557), Fiacre tente de faire aménager en ce sens la coutume de la province. Les Etats s’y refusent : point de droit d’aînesse entre puînés. Jean aura quand même la Fresnaye, devenue une sorte de mistigris, à charge d’indemniser ses frères plus jeunes. Il lui restera donc peu de terres, alors qu’il a un lourd édifice à entretenir. C’est sans doute à cette époque que des bâtiments agricoles surgissent auprès de la forteresse inutile. Les quatre frères sont d’ailleurs qualifiés simplement d’écuyers, alors que leurs prédécesseurs bénéficiaient du titre de chevalier. Quant à la branche aînée des Saint-Berthevin, assez opulente, elle se désintéresse du Perche et notamment de sa maison de Blandé, que la famille Fumée, acquéreuse, devra rebâtir à la fin du siècle.

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A l’extrémité de la branche cadette apparaissent deux héritières : Mathurine et Catherine de Saint-Berthevin. A qui les rattacher ? Sur les quatre frères de la génération précédente, l’un, Fiacre, n’avait point d’enfants, et la postérité des deux autres, François et Louis, est connue. Logiquement, Mathurine et Catherine sont donc filles de Jean. L’une ayant apporté la Fresnaye à son époux, presque tout ce qui restait a dû aller à l’autre. En effet, si mes déductions sont justes, les deux sœurs, ensemble, n’avaient droit qu’au sixième du patrimoine Saint-Berthevin de la grande époque – et encore, après déduction du prélèvement hors part effectué au profit de la branche aînée.


La splendeur des Fontenay (1589-1624)

Mathurin de Fontenay est moins riche encore. Issu d’une famille normande ancienne - elle a fait les croisades - mais pauvre, il a quatre aînés mâles. Le voilà seigneur du Fresne, peut-être un petit bois. Ce nom va servir à rebaptiser la Fresnaye, ex-Bergeries.

 

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Les jeunes époux ont leur fils unique en 1578. On peut donc penser qu’ils se sont mariés en 1577. Durant cette même année, la dernière des Saint-Berthevin de la branche aînée vend la seigneurie de Blandé à la famille Fumée. Logiquement Mathurine, qui semble avoir déjà emménagé avec son conjoint à la Fresnaye, devrait préempter ces terres si proches. Ce serait l’occasion de mettre fin à un lien de vasselage quelque peu humiliant. A cette fin, Mathurine dispose de son droit de retrait lignager, qui permet à tout membre d’une lignée de récupérer un bien de famille lorsqu’il est mis en vente. Or la jeune femme s’abstient. C’est qu’elle n’a pas les moyens.

L’aisance arrive enfin vers 1590, grâce aux campagnes d’Henri IV auxquelles les Fontenay participent. Ce n’est pas vraiment la fortune, car Mathurin n’est qu’un des lieutenants de son frère Pierre, gouverneur de Bellême et futur gouverneur du Perche, qui répartit la manne royale et les parts de butin. Alors que les vieux auteurs narrent volontiers les exploits de Pierre, je n’ai trouvé dans leurs ouvrages qu’une mention furtive de Mathurin. Ses nouvelles ressources lui suffisent néanmoins pour doter la Fresnaye d’une galerie à l’italienne (1594), purement décorative et collée au donjon. Le premier niveau est, à la rigueur, dorique ; le second, ionique, selon le principe de la superposition des ordres. Pas de niveau supérieur corinthien, il coûterait trop cher. Cette galerie de prestige ne ressemble ni à celles que d’autres Fontenay édifient de manière plus sobre à l’Angenardière ou à la Grange (en la Perrière), ni à celles de la première Renaissance, dont les ouvertures sont le plus souvent en anses de panier.

Mathurin acquiert également des terres qui arrondissent le maigre domaine de Mathurine. En 1600, leur fils François Ier de Fontenay fait un beau mariage avec Jeanne des Ligneris, d’une grande famille parlementaire parisienne devenue aussi beauceronne. Cette alliance permettra de poursuivre les travaux. Une satisfaction d’amour-propre s’y ajoute : Sa Majesté octroie aux Fontenay un droit de haute justice qui avait manqué aux Blandé comme aux Saint-Berthevin. Cela dit, ils ne portent aucun titre de noblesse, en sus de leur qualité de chevaliers. Le fameux Pierre non plus. De telles distinctions sont encore rares, pour qui ne fréquente pas la Cour. C’est seulement sous Louis XV, après l’extinction des Fontenay de la Fresnaye, qu’un représentant de la branche aînée se déclarera comte.

Dans les premières années du XVIIème siècle, des tours jumelles de style médiéval sont ajoutées aux angles sud-est et sud-ouest du logis. Elles culminent à 14,50 m, un peu en dessous du pavillon du logis. Le parapet crénelé du chemin de ronde leur vient au ras du cou. C’est dire que la silhouette d’ensemble est massive. L’étroitesse de ces tours interdit d’y placer des escaliers intérieurs, mais point n’en est besoin, car leurs deux premiers niveaux communiquent presque de plain-pied avec ceux du logis.

Dans le même temps, Mathurin et son fils poursuivent leur programme d’embellissements Henri IV. Aux degrés médiévaux, ils substituent l’escalier à noyau évidé du donjon et l’escalier à la française du logis, ainsi nommé parce qu’il tourne à angle droit à chaque palier. Ils dotent le donjon d’au moins trois cheminées monumentales, et le logis de trois autres - sans doute en remplacement de cheminées plus frustes. Les deux nouvelles tours en reçoivent aussi - disproportionnées, eu égard à leur étroitesse.

 

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Au total, un travail considérable, qui absorbe une bonne part de la dot de Jeanne des Ligneris. A son apogée, la Fresnaye est un panaché de Moyen Age authentique (l’élément principal), de Moyen Age imité (les deux tours) et de seconde Renaissance.

Veuf depuis longtemps, Mathurin de Fontenay meurt en 1622. Son fils l’a précédé dans la tombe. Déclaré majeur en 1624, son petit-fils François II conteste aussitôt à sa mère Jeanne des Ligneris la libre disposition des biens qu’elle possède en propre. Ce litige semble avoir pour origine la préférence de Jeanne pour sa fille, richement dotée par ses soins. Il se double d’une querelle religieuse : alors que la mère est bonne catholique, le fils, peut-être pour lui faire la nique, sympathise avec les protestants. Il épouse la fille d’un gentilhomme-pasteur, et leurs enfants sont élevés selon la doctrine de Calvin.

On peut donc supposer que les travaux de leur demeure s’arrêtent vers 1624. Les subsides du bon roi Henri, le produit des pillages ont été dépensés depuis longtemps. Et même l’apport de Jeanne des Ligneris, que François II va pourtant devoir rendre. Vendre des terres ? Il l’exclut, d’autant que son domaine n’est pas si vaste.

Or beaucoup reste à faire au château et manoir de la Fresnaye :

+ le double blason, Fontenay – Saint-Berthevin, prévu à l’entrée de la galerie, n’est toujours pas gravé ;

+ les grands rectangles des cheminées monumentales du donjon, qui devaient recevoir des peintures, sont restés vierges ;

+ les caves, carrelées à l’origine, ont été dépavées (inventaire de 1702), peut-être pour aménager une résidence secondaire que les Fontenay possèdent à St Côme-de-Vair, dans le Haut-Mainea ;

+ les pièces des deuxième et troisième étages du donjon n’ont jamais été carrelées ni enduites, car au Moyen-Age, on se contentait de peu ; quant au carrelage du premier étage, il est en mauvais état (même source) ;

+ les auteurs de l’inventaire de 1702 révèlent que les deux tours n’ont ni charpente ni couverture.

Rien de tout cela ne sera réalisé. Plus grave : ces fastueux Fontenay ne se sont pas préoccupés des infiltrations de pluie qui finissent par pourrir les charpentes. Ni des couvertures de bardeaux, qui ont vieilli. Il faudrait sacrifier les chemins de ronde, mettre en place, comme l’ont fait d’autres propriétaires, de grands toits sur mâchicoulis, et peut-être changer quelques poutres du logis. C’est renvoyé à plus tard.


La décadence de la Fresnaye (1624-1748)

Furieuse du comportement de son fils, Jeanne des Ligneris prend le voile à Paris, et stipule au profit des religieuses une rente viagère assez lourde, que François refuse de payer. Tous ses voisins et parents protestants l’incitent à résister à ces femmes que Calvin a qualifiées de parasites.

Un procès à épisodes s’ensuit. En 1642, à trente-sept ans, monsieur de la Fresnaye (c’est le nom que lui donnent les correspondances) périt dans une échauffourée, sans doute sous les coups de catholiques extrémistes. Sa veuve ne parvient pas à faire juger les meurtriers, car ils bénéficient de protections, et meurt de chagrin, laissant cinq mineurs.

 

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Des tuteurs huguenots poursuivent le procès contre les bonnes sœurs parisiennes. En 1669, après trente-huit ans de rebondissements, elles finissent par gagner, car elles détiennent un acte de donation en bonne et due forme. Les Fontenay se trouvent ruinés par les arriérés et les frais de justice. La Fresnaye est vendue à la barre du tribunal. Mais la fille aînée de François II, Esther de Fontenay, femme de caractère, fait préempter la Fresnaye par son jeune fils en vertu du droit de retrait lignager. Encore faut-il des fonds pour payer. La famille s’endette jusqu’au cou. Trois générations s’épuiseront à rembourser.

Esther a épousé un officier des armées du roi qui n’est même pas noble. Quelle déchéance pour une famille qui, un demi-siècle plus tôt, était la première du Perche, toutes branches réunies ! Les gens du pays ont toutefois le bon esprit de considérer ce François des Jardins comme gentilhomme. Après l’acrobatique rachat de la Fresnaye au nom du fils d’Esther et de François, celui-ci, ô douleur, meurt à dix-sept ans. Conformément à la coutume, sa mère est son héritière. Il ne reste plus que des filles, au nombre de six. Le patrimoine devra être partagé en autant de parties égales. De toute façon, la résidence n’est plus entretenue – sans doute depuis le début des contentieux, en 1624.

L’inventaire de 1702, qui est en même temps un devis d’artisans pour le tuteur de petits-enfants d’Esther, révèle le désastre. Par devant notaire, les hommes de l’art proposent de nombreuses réparations. Mais rien dans leur description ne correspond au logis et notamment à sa salle d’honneur. Le couvreur préconise d’employer 2.000 ardoises et 8.000 bardeaux. Cela suffit tout juste pour le donjon (pavillon et guette, soit environ 125 m2). Et le logis ? Il est en ruines, car l’artisan propose un toit particulier pour la cuisine, sise au rez-de-chaussée. La conclusion s’impose : les poutres ont cédé, le logis n’a plus de couverture, et son étage n’a plus guère de plancher.

Le tuteur et ses pupilles vont-ils au moins sauver le donjon ? Le devis proposait des ardoises, trop chères. Ils préfèrent des tuiles et des bardeaux, mentionnés dans les baux ultérieurs. Mais le chemin de ronde du donjon reste exposé aux intempéries, et en dessous se trouvent des poutres, non des voûtes. La menace qui pèse sur cet édifice n’est donc que différée.

Le dernier châtelain effectif, Louis-François de Belzais, petit-fils d’Esther de Fontenay, mène une existence minable. C’est d’ailleurs celle de beaucoup de hobereaux de l’époque, étrangers aux pompes de Versailles. En 1748, au soir de sa vie, dépourvu d’enfants, souffrant de la maladie de Parkinson, il cède la vieille demeure à un nouveau riche, Charles de la Vye, maître des Eaux et Forêts à Bellême, fils d’un commis des gabelles. Le prix en est une rente viagère au profit du vendeur et surtout de sa jeune épouse, qui prépare ainsi son veuvage. Saisi d’un dernier scrupule, le vendeur se réserve la jouissance de la Fresnaye, que pourtant il n’habite plus, ayant préféré une maison plus confortable du bourg. Quant à l’acquéreur, ce qui l’intéresse, c’est le titre de seigneur de St Germain-de-la-Coudre dont, bien que roturier, il se pare aussitôt. La Fresnaye avait toujours été transmise par héritage ou mariage. La voilà vendue pour la première fois.

 

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La Fresnaye vers 1820, avant les mutilations du XIXème siècle
d’après Achille Bonnet de Bellou



La Fresnaye à l’issue de la restauration (automne 2008)

 

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La Fresnaye en danger de mort (1749-1977)

Louis-François de Belzais meurt en 1751. L’inventaire fait apparaître, à la Fresnaye, un mobilier piteux. Charles de la Vye y installe des fermiers qui resteront deux siècles – eux et leurs successeurs. C’est le sort de la plupart des manoirs de France. La salle d’honneur, qui a perdu son plafond, devient une basse-cour.

Sous la Révolution, rien ne se passe. Le fils La Vye n’a pas émigré, il vit discrètement au Mans. La Fresnaye n’est qu’une ferme à l’écart des routes, et n’intéresse plus personne. A la génération suivante, elle vient par mariage aux Du Moulinet d’Hardemare, de petite noblesse normande, descendants comme bien d’autres d’un receveur des tailles. Puis elle échoit de la même manière aux Tailfumyr, une famille parlementaire lorraine originaire de Hongrie. La présence d’une usufruitière âgée bloque les travaux nécessaires. Un dessin des environs de 1820 montre un donjon et deux tours d’angle qui se dressent encore fièrement. Mais des buissons sortent de tous les orifices. La chute est proche.

Vers 1840, délivrés de la vieille dame, les Tailfumyr se décident. Pour eux, la Fresnaye n’est pas la priorité ; ils possèdent aussi un château à St Maixent dans la Sarthe, un autre à St Agil dans le Loir-et-Cher. Aussi vont-ils à l’économie : abattre ce qui branle, couvrir le reste. Le donjon est décapité, avec ses créneaux et mâchicoulis ; son pavillon est démonté et remonté à un niveau inférieur. La galerie Renaissance est amputée de son étage. Un grand toit, l’actuel, masque les blessures. On le garnit, dans sa partie haute, d’ardoises dont c’est la première apparition à la Fresnaye ; et dans sa partie basse, de tuiles. Le résultat pourrait être affligeant. Il a de la grâce, et en aura plus encore quand les vieilles tuiles auront occupé la totalité des versants (1988). Voici la Fresnaye démilitarisée.

Dans le même temps, à l’arrière du donjon, un pan arrondi est coupé, ce qui dégage une des faces du caisson intérieur, formant désormais pignon. Quant aux restes du logis, on les dote d’un nouveau toit, plus bas d’environ sept mètres, et posé d’une manière hérétique : il repose sur la crête du mur arrière du logis, légèrement raccourcie ! L’un des versants couvre la cuisine et ses dégagements, l’autre protège une écurie qui vient d’être créée avec des matériaux récupérés sur le donjon. Les Tailfumyr ne tentent pas de restaurer la salle d’honneur, devenue le royaume des poules et des lapins. Une grange également faite de matériaux pris sur place est accolée à l’ensemble. D’un point de vue historique, on ne peut que déplorer cette chirurgie. D’un point de vue esthétique, elle a l’avantage d’allonger une silhouette qui était trop massive. Et les bâtiments rustiques de style traditionnel ainsi ajoutés au manoir font bon ménage avec lui.

Mais la Fresnaye n’est pas au bout de ses peines. Les fermiers et leur famille se serrent au rez-de-chaussée du donjon, sans aucun confort. Tout le reste du manoir est converti en greniers. Les sacs sont hissés par une fenêtre sur la base de laquelle les cordes ont laissé des entailles. Les fenêtres du pignon, anciennes portes intérieures qui donnaient sur des pièces disparues, sont bouchées pour éviter l’impôt. Un four à pain obture l’escalier à la française. Une forge vient masquer ce qui reste de la galerie, devenue laiterie.

En 1888, à la suite d’un partage familial, les Tailfumyr vendent leur bien à un voisin, le meunier de Blandé, Alexandre Duval. Celui-ci fait couvrir la tour est. Sa jumelle du sud s’est écroulée, sauf la face arrière, incorporée à un cellier à cidre. La Fresnaye est hors d’eau, mais a bien mauvaise mine : un repaire de brigands, écrit Philippe Siguret en 1959.

 

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Elle a cessé d’être une ferme, et sert à loger des ouvriers agricoles dans des conditions précaires. Il est clair qu’on ne pourra continuer longtemps.

Les Percherons reprochent volontiers aux Parisiens leurs défauts, mais force est de reconnaître qu’ils ont sauvé les plus beaux manoirs du pays. En 1977, l’ancienne demeure des Fontenay est acquise par le sociologue Didier Sutter, qui entreprend aussitôt la restauration. La toiture est unifiée, les fenêtres sont débouchées, la galerie est dégagée, des poutres et des solives sont posées. En mémoire de tant de péripéties, l’ancienne salle d’honneur et le haut de l’escalier à la française resteront en ruines…La Fresnaye l’a échappé belle.


Chronologie proposée

Vers 1310 : mise en place par les seigneurs de Blandé d’un logis carré fortifié.

Vers 1340 : édification d’un donjon par la même famille. Pose d’au moins une échauguette en un angle du logis.

1417-1449 : vraisemblable occupation anglaise.

Vers 1450 : installation des Saint-Berthevin, héritiers de la Fresnaye.

1524 : partage entre les Saint-Berthevin ; la Fresnaye est définitivement séparée de Blandé ; elle reste liée à la seigneurie de St Germain-de-la-Coudre.

1590-1622 : Mathurine de Saint-Berthevin et son époux Mathurin de Fontenay embellissent la Fresnaye dans le style de la seconde Renaissance ; construction de deux tours d’angle et d’une galerie, remplacement de l’escalier du donjon.

1624 : début d’une querelle dévastatrice entre François II de Fontenay et sa mère Jeanne des Ligneris.

1631-1669 : à la suite de cette querelle, grand procès des Fontenay contre les religieuses de Sainte-Elisabeth à Paris ; les Fontenay en sortent ruinés, la Fresnaye est vendue à la barre du tribunal ; Esther de Fontenay, épouse Des Jardins, la fait racheter par son fils et s’endette jusqu’au cou.

1702 : un inventaire révèle que le logis s’est en grande partie écroulé.

1748 : Louis-François de Belzais, petit-fils d’Esther de Fontenay, vend la Fresnaye à Charles de la Vye, maître des Eaux et Forêts à Bellême ; le nouveau propriétaire y installe des fermiers pour plus de deux siècles.

A compter de 1840 : les Tailfumyr, héritiers des Du Moulinet d’Hardemare, qui eux-mêmes avaient hérité des La Vye, consolident la Fresnaye et détruisent ce qui leur semble irrécupérable (haut du donjon, flanc ouest du donjon, étage de la galerie)

1888 : les Tailfumyr vendent la Fresnaye à Alexandre Duval, meunier de Blandé.

1977 : les Duval vendent la Fresnaye à Didier Sutter, sociologue parisien, qui entreprend aussitôt la restauration.

1994 : Didier Sutter revend la Fresnaye à Patrice Cahart, qui poursuit la restauration jusqu’en 2008.